Carnets de voyages au Congo-Brazzaville, principalement à Pointe-Noire, mais aussi dans d'autres régions du Congo, agrémentés de photos, d'informations culturelles et touristiques et d'impressions personnelles.
En décembre 1902, Toqué est rejoint par un nouveau fonctionnaire, un certain Gaud, Commis aux affaires indigènes. Il le décrit ainsi :
"Un fils de la Provence, trapu et massif. Une forte chevelure couvrait son large front, une barbe de fleuve se jouait sur sa poitrine. Gaud n'a pas, à proprement parler, le tempérament méridional, et s'il l'a, c'est moins par l'exagération propre à ses compatriotes que par le ton et les façons de s'exprimer. [...] Gaud me produisit bonne impression : il comprenait vite et faisait bien. La comparaison avec Chamarande était à son avantage. Aussi ne tardai-je pas à lui donner ma confiance.
Violent, il l'était ; mais d'une violence de méridional, qui s'en allait toute en jurons, en éclat de voix, en menaces, en mouvement. Quand il se fâchait contre un maladroit ou un paresseux, tout le poste l'entendait. Quelque fois une gifle sonore, ou - rarement- un coup de poing, et la tempête passait. Il avait des injures à lui [...] "fils de singe, bête de brousse". Puis, comme pour excuser son geste de vivacité, il gratifiait le patient d'un menu cadeau avec des mots cocasses : "Tu sais bien que tu es mon fils !".
Fernand Gaud fut ainsi surnommé par les Africains "Niama Gounda", autrement dit "La bête féroce".
Fernand Gaud (au centre) aux côtés de deux coloniaux (L'Illustration février 1905)
Alors que les morts d'Européens et de miliciens (de maladie ou d'accident) entourent ces hommes, que les soldes ne sont pas forcément versées, ils prennent leur poste à Fort-Crampel. Seulement 4 hommes "Blancs" dans tout le "cercle", où Toqué considère qu'il en faudrait au moins dix.
Pujol donne l'ordre de mettre au pas un chef Mandjia de la région, récalcitrant à la colonisation, un certain Doumba, sorcier couvert de gris-gris. L'émissaire choisi, Pakpa, conduit en fait Toqué dans un traquenard. Le traître fuit dans la montagne. Doumba finit par être tué au fond d'une caverne par un milicien, et Pakpa est capturé quelques semaines plus tard.
Au retour d'une nouvelle tournée, Toqué tombe malade, fin juin 1903 : "des frissons me secouèrent, la fièvre monta, rapide, brûlante ; l'urine se teinta de sang noir : c'était la bilieuse hématurique". Après plusieurs jours de lutte dans un état comateux, Toqué se dit "sauvé, mais faible, exsangue, las au moindre mouvement" à la date du 10 juillet. Le docteur Le Maout était arrivé à son chevet le 8 juillet.
De fait, c'est Gaud qui gère le poste de Fort-Crampel et le 14 juillet arrive. Il était de coutume de gracier les prisonniers pour la Fête Nationale. Deux sont libérés, mais se pose le problème du fameux Pakpa. Gaud s'oppose à sa libération, le jugeant trop dangereux et enclin à la récidive, pouvant inciter à la révolte les tribus voisines.
Georges Toqué en 1904 à Gribingui, alias Fort-Crampel (L'Illustration mars 1905)
En état de faiblesse, presque indifférent, Toqué écoute les arguments de Gaud. Las de la discussion, il finit par lui concéder son pouvoir de décision et relate ainsi les faits : "Après tout, je suis malade, c'est vous qui faites marcher la boîte, faites ce que vous voudrez !". [...]
Quelques heures après, Gaud venait m'annoncer qu'il avait fait justice de Pakpa : je n'approuvai ni ne désapprouvai, pensant que Pakpa n'avait pu être que fusillé. C'est seulement plus tard que je connus les détails de cette exécution, ainsi que la présence de Kermarec. Gaud avait voulu décapiter Pakpa sans que celui-ci s'en doutât et frapper un grand coup sur l'esprit des tribus révoltées. Il s'était servi d'une cartouche de dynamite attachée sur le cou du traître".
Aucune conséquence immédiate... Gaud tombe à son tour gravement malade le 8 août. L'œuvre de "pacification" se poursuit dans les mois suivants et Toqué, remis sur pieds, tisse des liens avec les chefs locaux.
Chefs Mandjias et Mgaos à Fort Crampel, Congo, Haut-Chari, vers 1900 (© Georges Bruel)
Georges Toqué fait part d'une autre exaction, celle commise au poste des M'Brous par le Dr Le Maout, devenu à moitié fou, qui dans un excès de colère "avait attaché un indigène au mât de pavillon, l'avait fait frapper à coup de chicottes, sur le ventre, jusqu'à la mort".
Le scandale de l'horrible exécution du 14 juillet 1903 éclate en métropole seulement au début de 1905, elle est évoquée pour la première fois dans le Petit Parisien du 15 février 1905.
Explosion du bâton de dynamite le 14 juillet (L'Assiette au beurre - mars 1905)
La presse à sensation et les revues humoristiques s'en donnent à coeur joie pour dénoncer les exactions de ceux censés appportés "LA" civilisation, et le terrible crime de Fernand Gaud ("La fête du 14 juillet à Brazzaville - C' qu'on rigole aux colonies ! Vive la République !).
Cet autre dessin humoristique fait d'ailleurs alllusion à une autre version de l'exécution, en évoquant le passé d'étudiant en pharmacie de Gaud : "Comme potard, j'ai inventé le suppositoire à la dynamite ! ".
Dessin satyrique - Gaud ancien pharmacien (L'Assiette au beurre - mars 1905)
En effet, la presse la plus sérieuse donne écho à une autre version que celle de Toqué (bâton de dynamite placé autour du cou).
Ainsi le journal "Le Matin", dans un article au titre accrocheur "Les bourreaux des Noirs", relate les "raffinements de cruauté" supposés avoir été pratiqués : "Un nègre étant étendu à terre et maintenu par de solides liens, il s'agissait de faire détonner une cartouche du formidable explosif, qu'on lui aurait, au préalable, adaptée sur le dos [...] Un de ces misérables était allé chercher la cartouche. On la fixait entre les omoplates du patient, quand un nouveau raffinement de cruauté germa dans le cerveau des bourreaux. Ils estimèrent que l'expérience serait infiniment plus probante si le tube de cuivre faisait office de canule... Le nègre hurla. Une détonation retentit, des débris sanglants, des membres, des intestins, furent projetés à une très grande distance".
Gaud servant une tête de nègre bouillie (L'Assiette au beurre - mars 1905)
La presse évoque une autre horrible accusation à l'encontre des deux coloniaux : "Quelques jours plus tard, ils auraient décapité un autre indigène, fait bouillir sa tête et servi le bouillon à ses parents et amis, non prévenus, afin de se procurer le spectacle de leur stupeur quand cette tête leur serait exhibée après le repas" (L'Illustration du 25 février 1905).
La légende du dessin satyrique "Le bouillon de tête" prête ces propos à Gaud : "Vous aimeriez peut-être mieux du veau ? ... Mais c'est bien assez bon pour des cochons comme vous !".
C'est le comble, alors que les indigènes de cette région du Congo français étaient accusés de cannibalisme, c'est un colonial qui les aurait inciter à cette pratique !
Suite à ces fracassantes révélations sur ces terribles méfaits, ou supposés tels, Fernand Gaud est arrêté au Congo et Georges Toqué à Paris, où il était rentré en mai 1904 pour profiter d'un congé régulier (suite à une blessure).
La presse relate : "Les actes de cruauté imputés à ces fonctionnaires coloniaux sont tellement abominables qu'on hésite à les tenir pour exacts, malgré le caractère affirmatif de divers témoignages" (L'Illustration du 25 février 1905).
Un procès se tient alors à Brazzaville pour tenter de faire la lumière sur cette affaire (cf Le procès de l'affaire "Gaud et Toqué").
Sources : "Les massacres du Congo" - Georges Toqué - La Librairie Mondiale 1907 - Réédition L'Harmattan 1996.
Magazine L'illustration n°3235 du 25 février 1905 et n°3237 du 11 mars 1905.
L'Assiette au beurre N°206 - Mars 1905.
Journal "Le Matin" n° 7662 du 16 février 1905