A l'angle droit du cimetière, on remarque un petit enclos auquel on accède par une porte en béton. L'arche est composée de cinq disques ornés d'idéogrammes. Les deux piliers comportent également des idéogrammes. Lorsque je rentre, un gros lézard aux teintes orangées (un agame mâle, cf Lézard, vous avez dit lézard ? ) me passe au dessus de la tête.
On découvre à l'intérieur de l'enclos, une grande tombe, recouverte d'une forme ondulante (peut-être un dragon stylisé ?). Côté mur, on compte 8 stèles. Des fleurs ont été posées devant deux d'entre elles. Aucune inscription n'est lisible sur les stèles.
De l'autre côté, une plaque de béton (posée en août 1989) rappelle de quelles sépultures il s'agit, par une inscription :
" Champ de repos des travailleurs chinois. Ici reposent les travailleurs Chinois d'outre-mer décédés en 1931-1932 pour la construction du Chemin de Fer Congo-Océan". Suit une liste de 10 noms, dont deux femmes. Si l'on fait le rapprochement avec les huit stèles, il manque deux personnes... S'agit-il des épouses des ouvriers morts sur le chantier ? A priori non, car les deux femmes ne portent pas le même nom que les hommes enterrés ici. Mystère...
La présence chinoise ne date donc pas d'hier au Congo. Il y a près de 80 ans, des ouvriers participaient déjà à de grands travaux. Voilà également un émouvant témoignage de la tragique construction de la ligne Pointe-Noire Brazzaville !
Mayumbe- Chinois employés aux travaux du chemin de fer Congo Océan - vers 1930 (© Musée du Quai Branly - René Moreau)
Les travaux de la construction du CFCO dans les années 20 furent effroyablement meurtriers. Après avoir réalisé assez facilement 75 km de voie à partir de Brazzaville et 80 km de Pointe-Noire, les travaux ralentissent. Les difficultés techniques de la traversée des massifs forestiers et les défauts d'approvisionnement en matériel et en vivres plombent le projet. En même temps, la main d'oeuvre se raréfie... Les décès en masse entre 1925 et 1928 poussent les Congolais à la désertion. C'est encore l'époque du travail forcé et les moyens techniques sont rudimentaires ! Pour les nouvelles recrues, le taux de mortalité monte à 30% dans ces années là. Les populations locales (notamment dans le Mayombe) tentent d'échapper à cette corvée meurtrière. Il faut dire que la région est peu peuplée et que l'on réquisitionne parfois un tiers des hommes valides d'un village. Une partie de la population fuit ainsi la zone de recrutement et parfois même rejoint les pays voisins (Cabinda, Gabon, Congo belge). La main d'oeuvre est alors cherchée ailleurs en Afrique centrale : Tchad, Oubangui Chari (actuel Centrafrique) et Cameroun. Cela n'empêche pas non plus ces ouvriers de succomber à leur tour (comme l'a relaté Albert Londres dans "Terre d'Ebène"). Mal nourris, pas forcément habitués au climat de la forêt équatoriale, victimes des maladies tropicales et d'accidents, peu soignés, les ouvriers tombent comme des mouches, que l'on laisse agoniser dans les fossés. Les Sara venant du sud du Tchad et habitués à un climat semi-désertique payent un lourd tribut. Certains meurent même au cours du transport, victimes notamment d'affections pulmonaires. Le déracinement et la démoralisation s'ajoutent au triste tableau. La plupart des morts n'ont pas eu droit à une sépulture... Bien sûr, l'encadrement "Blanc" est lui aussi victime de ces terribles conditions de travail, mais sans commune mesure.
Devant les difficultés de recrutement local, les autorités font appel au Gouverneur général de l'Indochine qui affrète un navire. Avec l'aide des autorités de Canton et de Hong-Kong, un recrutement hétéroclite est réalisé. Le 13 juillet 1929, après deux mois de navigation, six cents ouvriers Chinois débarquent à Pointe-Noire. Ils arrivent au Congo à un moment où les conditions de travail se sont améliorées. Ils ne partent pas directement sur le chantier et bénéficient d'une période d'acclimatation (cf http://voyage-congo.over-blog.com/2015/07/congo-ocean-camp-chinois-pointe-noire.html). Si l'intermède asiatique fut un succès côté sanitaire, ce fut un échec patent côté travail réalisé. Au bout de quelques mois, 190 hommes sont identifiés comme meneurs au comportement dangereux (les refus d'obéissance et de travail se multiplient...). L'année suivante, c'est 400 hommes qui sont renvoyés pour "mauvaise volonté incurable". ll ne reste donc plus la troisième année qu'un petit noyau d'ouvriers Chinois, les plus "dociles et travailleurs" (cf http://voyage-congo.over-blog.com/2015/07/congo-ocean-camp-chinois-mayombe.html).
Ceux enterrés au petit cimetière du centre-ville en 1931-1932 sont donc de ceux-là. Le professeur Sautter relate que seuls trois ouvriers Chinois restèrent au Congo comme "travailleurs libres" à l'issue du chantier...
Ouvriers chinois au travail dans le Mayombe (carte postale vers 1930)
Dans les dernières années, l'utilisation des techniques modernes, la mécanisation et de meilleures conditions de travail (transport, ravitaillement, habitat des ouvriers...) ont enfin permis de diminuer la mortalité. Le percement du mont Bamba est réalisé (tunnel de 1800 m de long permettant de gagner 20 km sur le tracé de la ligne de chemin de fer). La France a fait notamment appel à la "Société de Construction des Batignolles" pour parachever ce difficile chantier. La jonction des deux tronçons s'effectue au Point Kilométrique 190 (en partant de Pointe-Noire) à Moubotsi en mai 1934, après plus de 12 années de travaux.
Les autorités françaises fanfaronnent, évoquant alors des grands travaux "faisant honneur au génie colonisateur français", mais il n'y a pas vraiment de quoi. Outre le sinistre bilan humain (15 à 23 000 morts selon les estimations, soit une moyenne d'environ 15% des travailleurs), les Français ont 36 ans de retard sur les Belges. Ceux-ci ont achevé la ligne Matadi-Léopoldville (actuelle Kinshasa) en 1898, après 11 ans de travaux.
Sources :
Professeur Gilles Sautter - "Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934) - Cahiers d'études africaines, Année 1967"
Site institutionnel du CFCO
Post-scriptum : déchiffrage des idéogrammes
Les idéogrammes ornant le porche d'entrée du carré chinois sont écrits en chinois dit "traditionnel", la langue ayant été simplifiée dans l'usage courant depuis les années 1950 et l'arrivée de Mao au pouvoir.
Au dessus de l'entrée sur les gros disques, on peut lire simplement : "Le cimetière des ouvriers chinois". A gauche, les caractères sont en partie effacés et masqués par la végétation. La phrase évoque la contribution de ces ouvriers (au chantier) et les liens d'amitié qui les unissent (au Congo ? au peuple français reconnaissant ?).
Sur le pilier de droite, on évoque le fait qu'ils ont "quitté leur pays natal pour périr", en effet très loin de chez eux.
Je remercie mon cousin Jean-Michel et surtout sa femme Lian pour cette traduction (délicate) effectuée à partir de mon seul cliché.
Pour localiser plus précisément ce cimetière, j'ai ajouté ce plan des années 1950. Il se situe ente la Côte Sauvage et la voie ferrée CFCO, la rue menant après la voie ferrée à la "pointe" du quartier du Losange. La rue débouche sur un demi rond-point (officiellement Place Jean-Baptiste Missamou, mais appelé aujourd'hui communément "rond-point de la SCAB").
La petite rue inachevée à l'époque coloniale (avenue N'Guéli aujourd'hui) débouchait donc sur le boulevard André Maginot (aujourd'hui avenue Marien N'Gouabi). A droite en montant, on trouve ensuite sur l'avenue la centrale électrique (visible sur le plan).
Aujourd'hui, on trouve à côté du petit cimetière du centre ville, appelé aussi cimetière Tchimani, le garage du Kouilou, une concession Total (immeubles Côte Sauvage) et un peu plus bas en direction de la côte, l'hôtel Azur International (avenue N'Guéli).