Après André Gide et Albert Londres, je me suis attelé à la lecture d'une autre oeuvre majeure dont l'action se déroule au Congo.
Il s'agit du roman semi-autobiographique "Au coeur des ténèbres" de l'écrivain anglais Joseph Conrad (d'origine polonaise et né en Ukraine). Il était paru en plusieurs épisodes dans un magazine anglais en 1899, puis sous le titre "Heart of Darkness" en 1902, aux côtés d'autres récits de l'auteur. André Gide fut d'ailleurs l'un des promoteurs de Conrad en France, considéré comme l'un des plus grands écrivains de langue anglaise de son époque.
Joseph Conrad (1857-1924)
Bien qu'assez court, l'ouvrage est d'une rare densité. Il faut bien l'avouer le style est lourd et la lecture un peu ardue. Mais cela colle avec la noirceur du récit.
La trame du livre s'inspire de l'expérience vécue en 1890 par Conrad, alors commandant d'un vapeur naviguant sur le fleuve Congo, pour le compte d'une compagnie belge. Il s'appelait encore Konrad Korzeniowski. Mais après seulement 6 mois d'aventures, de déceptions et de difficultés de toutes sortes, atteint par la malaria, il rentre au pays.
Edition française du "Coeur des ténèbres" en 1925
Le roman reprend ce vécu et raconte le parcours d'un jeune homme désoeuvré, Marlow, un peu désabusé, partant à la recherche d'un homme singulier, Kurtz, pourvoyeur d'ivoire dont on n'a plus de nouvelles. Le mystérieux Kurtz semble avoir perdu son âme en pénétrant à l'intérieur du continent Noir, en côtoyant les "sauvages". Il exerce sur le jeune aventurier un mélange d'envoûtement et de répulsion.
Au delà de la noirceur de l'histoire, l'auteur s'attache aussi à dresser le tableau d'une nature fantastique et d'une beauté africaine insoupçonnée.
Quelques lignes évoquent au début du récit la construction du chemin de fer belge au Congo. Il s'agit du commencement du chantier en 1890 au port de Matadi, la ligne devant rejoindre Léopoldville (Kinshasa), ce qui fut fait en 1898. La description n'a pas grand chose à envier à celles effectuées par Gide et Londres pour le chantier du CFCO, plus de trente ans plus tard.
Certains n'y ont vu que les excès d'un romancier forçant le trait... "Six Noirs avancaient en file indienne, peinant sur le chemin montant. Ils marchaient lentement, très droits, balançant sur leur tête de petits paniers remplis de terre, et le cliquetis rythmait leur marche. Ils avaient une guenille noire autour des reins, dont les bouts s'agitaient derrière eux comme une queue d'animal. On voyait toutes leurs côtes, les articulations de leurs membres ressemblaient aux noeuds d'une corde ; ils avaient un collier de fer autour du cou et étaient tous reliés par une chaîne qui se balançait entre eux et cliquetait en mesure. [...] Toutes ces poitrines décharnées haletaient de concert, les narines convulsivement dilatées tremblaient, les regards de pierre étaient rivés sur le sommet de la colline. Ils passèrent à cinquante centimètres de moi, sans un regard, avec une indifférence inerte, absolue, des sauvages malheureux".
Conrad relate, avec talent, les mêmes souffrances que les autres "témoins littéraires". Peu après, il évoque des ouvriers moribonds, squelettiques, déracinés, nourris d'aliments qui ne leur étaient pas familiers, exactement comme le fera Albert Londres par la suite pour les Saras sur le chantier du chemin de fer de l'autre Congo.
Bateau fluvial le "Roi des Belges" vers 1890
Conrad fût parfois taxé de racisme, mettant face à face la "civilisation" apportée par les européens et le caractère "primitif" des autochtones. Il faut bien sûr remettre le texte dans le contexte de la fin du XIXème siècle où la colonisation de l'Afrique bat son plein et où l'emploi du mot "nègre" est d'un usage très commun.
Il dépeint certes la "sauvagerie" réelle et supposée des africains qu'il rencontre, sous-entend des pratiques inavouables (le cannibalisme), mais il n'est pas tendre non plus avec les colons, présentés comme avides et mesquins.
C'est à lire pour s'imprégner des impressions éprouvées par les premiers colons face à une contrée mystérieuse et des moeurs inconnues. Le coeur de l'Afrique était alors bien loin de la vie à Londres ou Paris !
Il parait que cet ouvrage a inspiré le cinéaste Francis Ford Coppola pour son film "Apocalypse Now" sorti en 1979. On y retrouve effectivement le personnage de Kurtz, mais l'action a été transposée pendant la guerre du Vietnam. D'un fleuve et d'une jungle à l'autre !
Un autre court récit de Joseph Conrad publié en 1898 est plus facile d'accès. L'efficace "Un avant poste du progrès" enfonce le clou en décrivant comment le vernis de la "civilisation" disparait rapidement quand des hommes sont face à eux mêmes. Isolés, sans leurs repères habituels, sans aucun encadrement, en présence de Noirs qu'ils ne comprennent pas, deux hommes en charge d'un comptoir de commerce finissent par s'entretuer. La médiocrité de ces colons, dont la grandeur d'âme et d'esprit ne leur permet pas d'affronter la situation dans laquelle il se trouve, est dépeinte avec une rare férocité.