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12 mars 2014 3 12 /03 /mars /2014 22:30

Les médias français se sont fait l'écho ces derniers jours de la plainte déposée par le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) contre l'Etat et la SPIE, au sujet des victimes du chantier de construction du Congo-Océan (voie ferrée de Brazzaville à Pointe-Noire).

Presse écrite, radio, journaux télévisés... Tout le monde en a parlé ! Le coup médiatique est réussi.

La SPIE est mise en cause car c'est l'entreprise qui a fusionné en 1968 avec la SCB (Société de Construction des Batignolles), alors en charge de la section côtière du chantier du CFCO. Section la plus meurtrière, notamment par la difficile traversée du massif du Mayombe.

Pourquoi déposer plainte maintenant me direz-vous ? Le CRAN avance la date symbolique de la fin de la Conférence de Berlin. Original, c'est le 129ème anniversaire ! Pour ma part, j'aurais plutôt avancé pour cette année, les 80 ans de la fin du chantier du CFCO (1934).

 

Le principal angle d'attaque juridique est l'assimilation entre l'esclavage, crime contre l'Humanité imprescriptible, et le travail forcé, auquel on a eu recours sur le chantier de construction. Si le recours au recrutement et au travail forcés sont historiquement indéniables, l'amalgame avec l'esclavage est beaucoup plus contestable... Par exemple, les esclaves étaient vendus comme des animaux sur des marchés et ne touchaient pas de salaire. Heureusement, ce ne fut pas le cas des ouvriers du CFCO.

Le CRAN a monté à cette occasion un dossier de presse (vous pouvez le consulter ici link). Dossier un peu approximatif...

 

Le CRAN avance des chiffres de mortalité effarant ! Extrait de la "Chronologie" : 

cran-maginot-mortalité-effectif

 

Ce sont les chiffres farfelus (57% !!) que l'on avançait en 1926-28 quand le scandale éclata... Du même acabit que la "légende" de l'effroyable bilan de "un mort par traverse", avancé en 1926 par l'Inspecteur général Pégourier. Impossible, avec plus de 500 000 traverses, le nombre de morts aurait été plus de 4 fois supérieur à l'effectif cumulé, employé au cours des 13 années de chantier !

 

Les enquêtes sérieuses montrèrent des taux de mortalité dépassant les 20%, ce qui est déjà énorme, dans la période la plus meurtrière du chantier (1925-1928). L'étude du Professeur Sautter fait référence en la matière.

 

congo-océan-mortalité-sautter-etude

Evolution de la mortalité annuelle de 1921 à 1932, sur la section côtière (© Sautter)

 

Source : Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934), Gilles Sautter,     Cahiers d'études africaines, 1967, Volume 7, Issue 26, pp. 219-299. 

 

A quoi bon forcer le trait, alors que la réalité est suffisamment terrible ?

 

Autre approximation, moins grave, celle sur l'origine des victimes. Extrait de l'assignation faite par le CRAN : 

travailleurs-forcés-aef-aof-cfco

 

La très large majorité des victimes provient bien sûr de l'AEF. Pour l'AOF, cela doit vraiment être mineur. Les territoires de l'Afrique Occidentale Française n'ont pas été fortement mis à contribution, à ma connaissance, pour le chantier du CFCO. Il s'agit tout au plus du personnel d'encadrement, les miliciens ou "capitas" (Sénégalais notamment).

Une catégorie de victimes est passée sous silence, les Chinois. Rappelons que 600 individus ont été "expédiés" au Congo en 1929 pour faire face à la pénurie de main d'œuvre. Il s'agit bien de Chinois et pas d'Indochinois. La France possédait en effet une "concession" en territoire chinois, Kouang-Tchéou-Wan. Le "recrutement" de la main d'œuvre a eu lieu dans la région de Canton et de Hong-Kong (sud de la Chine). Le bateau fut affrêté par le Gouverneur Général d'Indochine à partir du port de Haïphong (Indochine, aujourd'hui Vietnam).

Source : Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934), Gilles Sautter.

 

Connaissant un peu le sujet, sans prétendre être un spécialiste, j'ai jeté un œil averti aux illustrations du dossier de presse. Surprise, aucune référence n'est donnée ! Un peu léger, quand on porte plainte pour crime contre l'Humanité.

L'image de couverture montre la pose de rails par des ouvriers Noirs, entourés de colons. S'agit-il bien du Congo français ou d'un autre pays d'Afrique Noire ? Difficile à dire sans source citée.

 

Dans la "Galerie de photos", la première illustration montre un homme en tipoye, porté par plusieurs Noirs.

La légende est la suivante : "Antonetti, gouverneur de l'Afrique Equatoriale Française (AEF) très impliqué dans la construction du chemin de fer Congo-Océan, porté par ses boys".

02-cran-erreur-congo-océan

 

Hélas, il ne s'agit pas du tout d'Antonetti ! L'image originale, une carte postale (Edition Pacalet), montre deux colons avec leurs porteurs et est légendée "Kouilou - N'Filou - Le départ pour les chantiers".

 

02 nfilou-kouilou-congo-chantier

 

Il s'agit bien d'une image contemporaine du chantier du CFCO, prise au Congo, mais l'image a été tronquée et réutilisée de manière erronée.

En effet, le village de N'Filou (parfois aussi écrit M'Filou) se situe à environ 35 km de Bas-Kouilou, au bord du fleuve... Kouilou. A plus de 40 km à vol d'oiseau de la ligne de chemin de fer.

A cette époque, la SFAK (Société Forestière et Agricole du Kouilou) mettait en place dans la région de N'Filou des exploitations agricoles, notamment de palmiers. Il est donc très probablement question de ce type de "chantiers" (Source : P. Vennetier, Pointe-Noire et la façade maritime du Congo-Brazzaville - Orstom - 1968).

NB : M'Filou est aussi un quartier de Brazzaville (7ème arrondissement).


La deuxième illustration de la "Galerie de photos", montrant des enfants et adultes faméliques, est légendée : "Indigènes souffrant de mal-nutrition liée à la construction du chemin de fer Congo-Océan".

L'information est assez juste, notamment pour les premières années du chantier. Antonetti a fait l'erreur de penser que la population locale, implantée le long du tracé, suffirait à fournir la main d'œuvre pour la construction de la voie ferrée. Mais les hommes réquisitionnés en nombre important ne pouvaient plus faire les cultures vivrières ! C'est donc à la fois la population congolaise et les ouvriers qui ont souffert du manque de vivres. 

03-cran-erreur-congo-océan

 

Hélas, là aussi, l'image a été détournée de son sens... L'image originale est une carte postale légendée : "Congo Français - Mission Catholique de Brazzaville - Hôpital des soeurs, à Brazzaville - Noirs atteints de la maladie du sommeil". Elle est un peu antérieure au chantier du CFCO.

 

03 brazza-soeurs-maladie-sommeil

 

Le stade avancé de la "maladie du sommeil" (maladie parasitaire transmise par la mouche tsé-tsé) provoque une cachexie et de graves atteintes neurologiques. C'est spectaculaire à montrer, mais ce n'est pas de la malnutrition !

D'authentiques photographies d'ouvriers du CFCO malades et amaigris existent (cf Lecture : "Congo-Océan" de Brazzaville à Pointe-Noire... ). Une recherche documentaire aurait permis de les trouver...

 

La troisième illustration est un authentique cliché du chantier du CFCO, pas de doute. Il fait partie du catalogue officiel édité en 1934 par le gouvernement de l'AEF. La légende originale est : "Le Mayombe pendant les travaux - Construction d'un viaduc et ouverture d'une tranchée".

 

La quatrième illustration est plus problématique. Il s'agit d'ouvriers Noirs creusant une tranchée dans une forêt. Aucune indication d'origine. S'agit-il bien du chantier du CFCO ?

 

La cinquième illustration est aussi un authentique cliché du chantier du CFCO, bien que tronqué et recadré sur l'ouvrage d'art et l'homme qui s'y trouve.

 La légende originale est : "Le Mayombe après les travaux - Viaduc de 9 arches de 10 m sur la Mossouva (en courbe, rayon 100 m), au km 140,630 (le dernier avant l'entrée du souterrain du Bamba). Vu en bout." Le même cliché est paru dans le magazine L'Illustration en juillet 1934.

 

04-1934-juillet-viaduc-cfco-moussouva

 

Source : "Afrique Equatoriale Française - Le chemin de fer Congo-Océan - Edition France-Affiches - 28 juin 1934 ".

 

La sixième illustration pose encore problème. Elle est légendée "De nombreux guerriers organisaient la résistance afin de lutter contre les rafles et les réquisitions".

Le cliché montre des "guerriers" armés de lances et d'arcs. Il est tronqué...

 

07-cran-erreur-congo-océan

 

Ainsi l'image d'origine représente des indigènes "Bakuni" (Bacougnis, implantés dans la région de Loudima) et est d'environ 30 ans antérieure au chantier du CFCO. Le photographe Visser, d'origine allemande, a en effet séjourné au Congo Français entre 1882 et 1899.

 

07-congo-indigenes-bacougnis-visser

 

Les révoltes ne concernaient pas cette région (mais plutôt le Haut-Congo, l'Oubangui-Chari et le Tchad), et pas cette époque. L'illustration donne une vision trompeuse, car certains "indigènes" avaient acquis entre temps, au moment du chantier du CFCO, des armes à feu. Des témoignages relatent que des recruteurs se faisaient tout simplement tirer dessus à leur arrivée dans les villages ! L'autre méthode pour échapper au recrutement était de fuir, en se cachant dans la forêt, ou en passant hors des zones administratives de recrutement de l'AEF, voire en changeant de pays (les frontières étaient assez poreuses pour rejoindre le Cabinda, le Congo belge...).

 

 

Certaines personnes de la "communauté Noire" (terme un peu délicat à employer, comme si seule l'apparence physique pouvait définir un individu...) ironisent également sur la "découverte" du CRAN, comme la plateforme d'information NOFI (cliquer sur le lien link).

L'information est connue de tous ou presque, depuis longtemps. La SPIE assume d'ailleurs cette page sombre de son histoire industrielle et reconnait le bilan minimum de 17 000 morts. La construction du CFCO est ainsi évoquée sur trois pages dans son "histoire" de Jean Monville (site internet de SPIE, cliquer sur le lien link). Rappelons par ailleurs que le Directeur des Travaux du Congo-Océan, ingénieur à la SCB, M. Girard, perdit lui aussi la vie sur ce chantier, en mars 1933 (suite à une collision entre une draisine et un train). Ce ne fut pas un cas isolé parmi les "colons", mais évidemment rien de comparable avec la mortalité parmi les "indigènes".

 

En conclusion, si l'objectif est de faire connaître au "grand public" ces heures sombres de l'histoire coloniale française, c'est louable. Même si l'affaire du Congo-Océan est loin d'être nouvelle... Mais pour un sujet aussi grave, il faut le faire avec exactitude et honnêteté. Le dossier de presse, notamment pour les illustrations, semble avoir été élaboré dans la précipitation.

Quant à la plainte, je ne suis pas juriste, mais elle a sans doute peu de chance d'aboutir, d'après ce que j'ai lu.

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5 mars 2014 3 05 /03 /mars /2014 22:15

Un autre témoignage de la maison du Ma Loango à Diosso, avant sa construction "en dur", est celui du Père Constant Tastevin, un spiritain, venu rendre visite à ses "collègues africains" de la mission catholique de Loango.

 

ma-loango-maison-diosso-1933

La maison du Ma Loango à Diosso (Constant Tastevin © Musée du Quai Branly)

 

On retrouve la grande maison sur pilotis, avec ses panneaux de bois et ses volets, et avec son escalier d'accès. Une petite table semble attendre qui veut bien passer boire un verre...

Le drapeau français flotte sur la bâtisse. L'hôte des lieux est rentré dans le rang, pas comme son prédécesseur qui était un peu plus rétif à l'autorité coloniale (cf Loango : le pouvoir du Roi).

 

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Le Ma Loango et sa cour en 1933-34 (Constant Tastevin © Musée du Quai Branly) 

 

Le Ma Loango porte une toque et un étrange manteau bordé de fourrure, au col et aux manches. Waouh, j'espère que c'est pendant un jour bien frais de la saison sèche, car sinon il doit crever de chaud !!

Les photos étant datées de 1933-34, pas de doute cette fois sur l'identité du roi, il s'agit de Moe Poaty III (élu en 1931). Dommage que le cliché soit flou...

Sa "cour", habillée à l'européenne, porte plus sagement le chapeau ou le casque colonial.

 

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Détail de la façade du Ma Loango (Constant Tastevin © Musée du Quai Branly)    

 

Un détail intriguant de la maison du roi est cette étrange figurine disposée sur la façade. Assis sur un pneu, on découvre un personnage portant une cotte, semble t-il une écharpe, des lunettes sur le front, qui a les jambres croisées et... des talons hauts !!

On dirait une aviatrice ! Est-ce un panneau publicitaire détourné de son utilisation ? Est-ce un hommage à l'aviatrice Hélène Boucher (décédée dans un accident d'avion en 1934) ? Mystère !

 

Ce qui attira l'attention du Père Tastevin, ce sont également les singulières tombes de la région de Loango.

 

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Tombeau Bavili de la région de Loango (Constant Tastevin © Musée du Quai Branly)

 

La stèle funéraire comporte l'inscription : "Ici repose N'Sangou Mavoungou décédé à Loango le 31.12.1930 à 8 heures matin". Détail amusant, une petite pendule surmonte le tout avec les aiguilles positionnées sur l'heure fatidique !

 

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Tombeaux de chefs à Diosso (carte postale vers 1930)

 

On retrouve cette même tombe blanche décorée de fleurs sur une carte postale, aux côtés d'un tombeau de chef encore plus impressionnant.

Pas de croix catholique, ces deux chefs n'avaient pas, semble t-il, adhéré à la religion du "colonisateur".

 

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Tombeau Ba Vili (Constant Tastevin © Musée du Quai Branly)

 

Un autre monument funéraire, installé sous un abri de branches, a été photographié par le religieux. Il est encore plus richement décoré. La tombe centrale comporte un animal et un personnage africain, et au dessus une partie vitrée (un petit clin d'œil au "miroir" des fétiches Nkisi ?). Cette fois, des croix surplombent les tombes.

L'Afrique n'était pas la spécialité du Père Tastevin, il avait principalement exercé ses talents d'ethnologue en Amazonie.

 

Un peu d'histoire...

Le Père Constant Tastevin est un breton­ né à Lorient, en février 1880. Sa vocation le conduit chez les spiritains de Chevilly, puis au Séminaire Français de Rome, pour y poursuivre de brillantes études cléricales.

Après son ordination sacerdotale en 1904, il est envoyé à l'Ecole Biblique de Jérusalem. Puis le jeune P. Tastevin, à son grand regret, est rappelé en France au bout de quelques mois, et, expédié au fin fond du Brésil, en Amazonie ! C'est tout de même avec entrain qu'il exerca sa tâche dans cette lointaine mission, nouvellement confiée à la Congrégation du Saint-Esprit. Son ministère était itinérant, le long des rives des affluents du Haut-Amazone. Il s'adressa aux Blancs et aux Métis, mais entra aussi en contact avec les Indiens, apprenant leurs langues, et vivant avec eux.

La guerre de 1914 provoque son retour en France. Il est tour à tour, brigadier, infirmier-brancardier, puis interprète du contingent portugais. Il s'en tira sans blessure, et avec la Croix de Guerre avec citations.

En 1919, il repart pour le Brésil et reprend son ministère, mais y ajoute des travaux cartographiques, linguistiques et ethnographiques, encadrés par le Musée de l'Homme. Il fait paraître une grammaire et un dictionnaire de la langue tupy, ce qui lui vaut l'estime de ses pairs, et les Palmes Académiques. La fatigue et la maladie le forcent à revenir en France en 1926.

Mais ses 17 ans de séjour dans " l'enfer vert ", la forêt vierge et ses immenses cours d'eau, aux confins du Brésil, du Pérou et de la Colombie, lui confèrent un savoir et une documentation extraordinaires. Il le met à profit dans de nombreuses conférences et publications scientifiques. Il se fait ainsi une place de premier plan parmi les "Américanistes".

 

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Le Père Constant Tastevin et son informateur Bakongo (© Musée du Quai Branly)


Il réside définitivement à Paris, et ses contacts avec ses confrères spiritains affectés en Afrique Noire l'amènent à s'intéresser à ce continent. Hélas, ses informations ne sont pour la plupart pas de première main, contrairement à celles qu'il avait acquises "in situ" en Amazonie. Ses connaissances sont plus livresques, que récoltées sur le terrain. On garde quand même la trace d'un séjour au Congo. Il se fait photographier à Mindouli avec son guide congolais (ci-dessus).

Ses écrits furent alors l'objet de critiques sévères. Son livre "Petite Clef des Langues Africaines " publié en 1946 a été très contesté par les spécialistes. Il émet l'hypothèse, jugée iconoclaste, que toutes les langues africaines sont issues d'une langue-mère commune, elle-même originaire du continent.

Pour ses activités scientifiques dans différentes institutions, il continua toutefois à recevoir de nombreuses distinctions honorifiques. Il exerca durablement en parallèle son ministère religieux à Paris.
Encore alerte, il célébra en 1954 ses 50 ans de sacerdoce. Il décède assez brutalement en septembre 1962 à l'âge de 82 ans.

 

Sources : http://spiritains.forums.free.fr/defunts/tastevinc.htm ; Musée du Quai Branly.

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