L'auteur de "Batouala" a été oublié pendant plusieurs décennies. Il s'agit de René Maran, écrivain d'origine Guyanaise, né en Martinique en 1887 (plus précisément dans le bateau qui conduisait ses parents vers l'île des Antilles françaises).
Il devient administrateur colonial en Oubangui-Chari en 1912. Son père, fonctionnaire lui aussi, est en poste au Gabon.
René Maran (1887-1960), portrait étant jeune homme (http://www.blada.com)
L'homme se retrouve alors dans la difficile position du Noir devant faire appliquer les règles coloniales auprès de la population locale. Son apparence physique le rapproche des indigènes d'Oubangui-Chari, sa langue et sa culture sont bien sûr celles d'un jeune homme français bien éduqué.
Il fait même partie d'une certaine élite, après des études au lycée Michel de Montaigne à Bordeaux (il y est escrimeur et joueur de rugby), puis des études supérieures à Paris. Pourtant, l'homme porta un regard bienveillant sur les indigènes et son approche ne fut pas aveuglée par l'écart considérable entre leurs modes de vie.
Palabre près d'un village entre Bandas et Colons vers 1910 (carte postale © LR)
Son roman rompt les codes, tout d'abord parce que les personnages principaux sont des Africains, chose très rare dans la littérature de cette époque (et des siècles précédents !).
Batouala est le chef d'un village Bandas. Il mène une vie traditionnelle, rustique et harmonieuse, mais depuis peu fortement perturbée par l'arrivée des Blancs et de leurs miliciens. Sur fond de colonisation, une rivalité amoureuse prend forme entre lui et un jeune et beau guerrier, Bissibi'ngui, dont l'objet est sa seconde épouse, Yassigui'ndja.
Ce qui choqua lors de la parution du roman, c'est que l'écrivain ne portait aucun jugement de valeur quant aux mœurs des indigènes. Il se contentait d'une peinture naturaliste et précise des us et coutumes qu'il avait observés, faisant fi de toute réserve ou pudeur. Dans la préface, l'auteur met en exergue sa volonté d'objectivité. Aucune réflexion personnelle, encore moins une proclamation de la "supériorité" de la civilisation européenne, pilier du discours colonial depuis le début de la IIIème République.
Jeune femme Banda et son enfant, Haut-Oubangui vers 1910 (carte postale © LR)
Il eut donc sur le dos à la fois les Blancs de métropole, pour son angle de vue et sa critique de la colonisation, pourtant bien modérée dans le roman lui-même, et parfois certains Noirs "civilisés" froissés que l'on puisse faire des "héros" de roman de ces "sauvages". D'autres Noirs des "vieilles colonies" (notamment des Antilles) s'élevèrent contre les propos outranciers des journalistes au sujet de l'ouvrage.
Les critiques littéraires et la presse de l'époque sont en effet terribles : " L'auteur - un Noir - a jugé bon de présenter au public quelques poignées de nègres dont on ne peut penser autre chose que ce qu'en écrit notre spirituel et mordant critique : c'est qu'ils sont de véritables animaux ayant emprunté aux hommes leurs vices les plus dégradants." (sic) [...] Et, ceci dit, il nous est particulièrement agréable de donner un fragment de la protestation de ces hommes éminemment distingués de la Martinique, dont on peut s'étonner seulement qu'ils aient pu reconnaître Batouala comme un des leurs." (resic).
On préfère alors le paternalisme colonial et l'image d'Epinal : " La faute en est à M. Maran, car cet étrange apôtre de la cause nègre a une façon si bizarre d'intéresser aux êtres de sa race, que les gens de la Métropole, qui aimaient tendrement les bons et doux noirs, au parler zézayant, à l'âme enfantine, qui furent des héros pendant la guerre, se demandent avec stupeur pourquoi l'auteur, voulant les défendre, n'a peint dans son livre que des brutes."
Source : Yvonne Sacey - Une protestation à propos des Noirs - Les Annales Politiques et Littéraires - Editeur Aldophe Brisson - 2 avril 1922 - n° 2023.
Chasseurs Banda en Haut-Oubangui vers 1910 (carte postale © LR)
Avec un recul de plus de 90 ans, l'ouvrage représente un témoignage ethnologique de première main sur les mœurs de cette population de Centrafrique au début du XXème siècle. La richesse et l'acuité de l'écriture rendent très vivants le récit du comportement des hommes et la description de leur environnement naturel.
Les sentiments et comportements humains relatés, faits de violence, de lâcheté et de rivalité, sont eux universels. L'auteur ne fait pas preuve dans son récit de manichéisme et dresse aussi le portrait des travers de ces tribus.
Couverture du Prix Goncourt en 1921 (Editeur Albin Michel)
C'est le premier Prix Goncourt attribué à un écrivain Noir. Mais la publication du "véritable roman nègre" (sous titre de l'ouvrage) n'est pas sans conséquence personnelle pour l'auteur. Après une violente campagne de presse, l'administration coloniale le pousse à démissionner et la diffusion de son livre est interdite en Afrique !
Encore plus que le récit, c'est la préface qui fit scandale en 1921. René Maran y dénonce certains excès du colonialisme, la famine qui est masquée par les autorités, les mensonges du discours colonial officiel, la civilisation forcée (avec le cinglant "Tu bâtis ton royaume sur des cadavres"), l'alcoolisme et le carriérisme de certains colons qui conduit à de nombreux abus, dont les populations Noires sont victimes. Ce qui fut dénoncé en son temps par Savorgnan de Brazza.
Des Bandas d'Oubangui-Chari participèrent quelques années après cette publication, de gré ou de force, à la construction du Chemin de Fer Congo-Océan. L'auteur note en 1937 que suite à la parution de Batouala, une mission d'inspection fut envoyée au Tchad en janvier 1922 : "Elle aurait dû enquêter, c'était même son plus élémentaire devoir, sur les faits que j'avais signalés. Le contraire se produisit. Ordre fut donné de porter ses recherches ailleurs." Si les signaux d'alarme tirés par quelques uns avaient été entendus, le drame de la construction du Congo-Océan, et ses milliers de morts, aurait-il pu être évité ?
René Maran fit un constat amer et lucide "Dix-sept ans ont passé depuis que j'ai écrit cette préface. Elle m'a valu bien des injures. Je ne les regrette point. Je leur dois d'avoir appris qu'il faut avoir un singulier courage pour dire simplement ce qui est". C'est toujours d'actualité !
Portrait de René Maran en 1930 (© BNF - Agence de Presse Meurisse)
René Maran a été considéré par la suite comme un précurseur du mouvement littéraire et politique de la "négritude". Ses enfants de plume, Léopold Sédar Senghor (1906-2001), Aimé Césaire (1913-2008) et Léon-Gontran Damas (1912-1978) le citeront comme référence.
Pourtant, l'auteur ne se reconnait pas forcément dans ce mouvement anticolonial et craint à travers le courant de la "négritude", l'émergence d'une autre forme de "racisme". René Maran écrit alors : "Il n'y a ni Bandas, ni Mandjias, ni Blancs, ni Nègres ; - il n'y a que des hommes - et tous les hommes sont frères". Idéal confraternel toujours difficile à atteindre...
Proche de Félix Eboué, avec lequel il partagea les bancs du même lycée, René Maran en publia une biographie à la fin de sa vie. Il est également l'auteur de nombreux poèmes et de livres où les animaux d'Afrique sont très présents.
Je vous recommande la lecture de cet ouvrage, réédité en livre de poche et mis depuis peu au programme des classes de lycée. Il complète agréablement, pour une connaissance de l'Afrique Centrale à l'époque coloniale, dans un style et une approche complètement différents, la lecture de Gide (cf "Voyage au Congo"... saine lecture ), Londres (cf Lecture : "Terre d'ébène" et Pointe-Noire ) ou Conrad (cf Lecture : "Au coeur des ténèbres" ).